07-07-2023
Isabelle Rouhan : “Protéger les individus, pas seulement les emplois”, comment réinventer le travail à l'ère de l'automatisation et de l'IA
- Culture digitale
Isabelle Rouhan est une entrepreneure visionnaire passionnée par le futur des métiers et du travail. Référence incontestée dans le recrutement de dirigeants spécialisés dans la tech, la data et l'IA, elle a fondé le cabinet Colibri Talent. Mais la cheffe d’entreprise ne s'arrête pas là. Elle consacre une grande partie de son temps à explorer les enjeux futurs du marché du travail. Elle a publié deux ouvrages essentiels sur les tendances émergentes et les compétences clés de demain, elle anime également le podcast "Les métiers du futur" (+80 000 écoutes). À travers des discussions captivantes avec des experts, Isabelle décrypte les transformations à venir et offre des perspectives inspirantes à tous les professionnels.
En tant que fondatrice de l'Observatoire des métiers du futur, un think tank indépendant, elle influence les décideurs publics et les entreprises pour favoriser l'employabilité de demain. Son leadership et sa détermination font d'elle une voix respectée dans les débats sur les politiques de l'emploi. Son travail guide les individus et les organisations vers une transformation réussie dans un monde en perpétuelle mutation.
Dans votre livre "Les Métiers du Futur", vous mentionnez que "plus rien n'est permanent, sauf le changement". Pouvez-vous nous expliquer cette affirmation et comment elle a façonné votre vision des métiers du futur ?
À l'origine de mes livres et de ma motivation à les publier, il y a une série de chiffres qui ont suscité mon intérêt et ont finalement inspiré cette citation que j'ai choisi d'utiliser pour l'illustrer. Commençons par le premier chiffre : nous aurons en moyenne entre six et neuf métiers au cours de notre vie. D’une part, selon une étude menée par le chercheur Robert Kegan de Harvard, nous allons effectuer six métiers et demi différents au cours de notre vie. D'autre part, le World Economic Forum avance le chiffre de neuf métiers pour cette même perspective d'évolution professionnelle. La vérité se situe certainement quelque part entre ces deux chiffres, mais ils soulèvent déjà une question fondamentale.
Ensuite, nous avons un autre chiffre issu d'une étude cofinancée par Dell et l'Institut du Futur, un think tank basé en Californie. Cette étude révèle que dans 85 % des cas, les étudiants qui suivent une formation initiale exerceront en 2030 un métier qui n'existe pas encore aujourd'hui. Cette constatation m'a fait prendre conscience que rien n'est permanent, excepté le changement lui-même. Elle met en évidence la nécessité de s'adapter en permanence à un environnement en constante évolution. C'est à partir de ces constatations que mes livres ont pris leur essor.
Selon vous, en quoi l'intelligence artificielle générative peut-elle contribuer à la création de nouveaux métiers dans le domaine de la communication digitale ? Pouvez-vous nous donner quelques exemples concrets ?
L'émergence de l'intelligence artificielle générative ouvre de nouvelles perspectives professionnelles. Si elle entraîne la disparition de certains métiers, elle en crée également de nouveaux. Une étude de Goldman Sachs publiée en mars 2023 indique la suppression de 300 millions d'emplois, mais simultanément une augmentation de sept points de PIB. Personnellement, je préfère toujours voir le verre à moitié plein. En ce qui concerne les métiers émergents, nous pouvons notamment citer ceux liés à l'éthique de l'intelligence artificielle. Il y aura également des métiers axés sur la vérification de l'information et la certification des images, car les modèles génératifs ne se limitent pas au texte, ils incluent également la génération de visuels. Cela créera une demande accrue pour le cyber journalisme, ce qui implique moins de rédacteurs traditionnels, mais des compétences plus variées pour rendre un sujet diffusable sur un maximum de canaux complémentaires. Cela ouvrira la voie à la production de podcasts spécialisés, à la création d'infographies, et bien d'autres possibilités. L'intelligence artificielle générative accélérera les processus et créera ainsi de nouvelles opportunités professionnelles.
Parmi les métiers que vous avez énumérés, quelles sont, selon vous, les compétences clés requises pour exceller dans ces domaines ? Comment les professionnels de la communication digitale peuvent-ils se préparer à ces évolutions et développer ces compétences ?
Le développement des compétences constitue un enjeu crucial, au cœur de la problématique actuelle. Pour commencer, il est important de souligner l'obsolescence accélérée des compétences techniques. Autrefois, une compétence technique pouvait durer jusqu'à 20 ans dans les années 70. C'était une époque où l'éducation et la formation étaient plus linéaires, avec éventuellement une réorientation professionnelle au cours de la vie. Ce schéma est désormais révolu. Aujourd'hui, la durée de vie d'une compétence technique est de 12 à 18 mois, et selon l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), elle sera réduite à un an d'ici 2025. Cela soulève une première problématique, celle de se former en permanence et tout au long de sa vie.
En creusant davantage, une étude du World Economic Forum publiée en mai 2023, en réponse à l'accélération des IA génératives, révèle que 44 % des compétences seront bouleversées dans les cinq prochaines années. De plus, 60 % des salariés devront se former, mais la moitié d'entre eux n'ont pas accès à la formation. Ces chiffres sont absolument considérables. Plus inquiétant encore, une enquête réalisée par Talan/IFOP indique que 72 % des salariés interrogés estiment ne pas avoir une connaissance suffisante pour utiliser l'IA générative. Par conséquent, pour se préparer, il est essentiel de se former aux IA génératives.
Le besoin de formation est extrêmement important. Je ne crois pas que l'IA générative remplacera le travail ou les êtres humains, mais ceux qui ne savent pas l'utiliser correctement seront moins employables que ceux qui maîtrisent cette technologie. C'est là que réside le véritable enjeu : pouvoir se former et utiliser l'IA générative avec compétence et confiance.
Cette agilité, cette adaptabilité dont vous parlez ne concerne pas tous les individus. Dans ce contexte de mutation numérique, comment faire pour ceux qui ne seront pas capables de suivre tout ça ?
La France est confrontée à un problème majeur d'inclusion et de fracture numérique. Environ 13 millions de personnes se trouvent dans une situation de déconnexion. Parmi elles, sept millions vivent dans des zones non couvertes par Internet, soit en raison d'un manque d'infrastructure, soit parce qu'elles n'ont pas les moyens d'accéder à la technologie nécessaire. Les six millions restants sont des individus qui ne sont pas à l'aise avec le numérique. Cela signifie qu'ils ne savent pas, par exemple, attacher ou détacher une pièce jointe dans un e-mail. Il est essentiel de prendre en compte ces personnes, car elles constituent les plus vulnérables en termes d'employabilité. Des initiatives sont déjà mises en place pour remédier à cette situation.
Des organisations comme Emmaüs Connect ou encore La Poste déploient des agents d'inclusion numérique, qui travaillent activement pour former ces individus, que ce soit dans des associations ou au sein d'entreprises à mission. L'objectif est de les réintégrer dans le monde numérique. La Poste, par exemple, joue un rôle prépondérant en accompagnant la reconversion de plus de 200 factrices et facteurs qui sont devenus des agents d'inclusion numérique. Il est crucial de repérer ces personnes en difficulté, de les former et de leur fournir les compétences nécessaires pour s'adapter au monde numérique. Les efforts actuels visent à réduire la fracture numérique et à offrir à tous un accès équitable aux opportunités offertes par le monde digital.
Comment voyez-vous l'évolution de la communication digitale dans un avenir proche, compte tenu de l'impact de l'IA ? Quels conseils donneriez-vous aux professionnels de ce domaine pour se préparer à ces changements et saisir les opportunités qu'ils offrent ?
Il est essentiel d'apprendre à se connecter avec notre humanité, notamment en développant la capacité à communiquer de manière émotionnelle. Je suis convaincue qu'il est nécessaire de maîtriser cet art du prompter, de se former en conséquence, mais surtout, de cultiver ce qui nous rend spécifiquement humains. Ce qui nous définit en tant qu'êtres humains, c'est notre capacité à ressentir et à susciter des émotions. La communication, en fin de compte, repose en grande partie sur l'émotion. C'est la manière dont nous créons des sentiments chez les autres. Il est donc primordial de se concentrer sur cet aspect, afin de ne pas seulement rivaliser avec les IA, car il ne s'agit pas d'une compétition.
Au contraire, l'idée est de fusionner avec l'IA pour accélérer les progrès, tout en préservant cette dimension particulière : "Comment puis-je susciter une émotion ?" Nous savons tous que lorsqu'une émotion est provoquée, nous ne sommes plus simplement dans l'action, nous sommes également engagés dans la mémorisation et bien d'autres processus. On peut se rappeler cette citation célèbre de Maya Angelou : "People will forget what you did. People will forget what you said. But people will never forget how you made them feel."
Pouvez-vous nous parler de l'Observatoire des métiers du futur que vous présidez ? Quels sont les objectifs de cet observatoire et quel rôle joue-t-il dans l'anticipation des tendances en matière d'emploi ?
L'Observatoire des métiers du futur a été créé en 2019 suite à une constatation. En France, il existe 135 observatoires des métiers, tous organisés verticalement et cloisonnés en fonction des obligations sectorielles. J'ai trouvé cela dommage qu'il n'y ait pas une approche plus prospective et transversale. L'Observatoire est entièrement indépendant, sans financement externe, subventions ou partenariats d'entreprise. En fait, je reverse la moitié de mes honoraires de conférencière à l'Observatoire pour en financer l’activité.
Notre objectif est d'avoir un impact positif, et si je ne devais retenir qu'une chose, c'est d'influencer de manière positive les pouvoirs publics et les entreprises sur les questions d'emploi et d'employabilité. Nous croyons fermement que tout le monde peut changer de métier, à condition d'être accompagné. C'est vraiment notre thèse. Notre travail consiste à documenter une multitude d'opportunités, en utilisant à la fois des données quantitatives et qualitatives, pour faciliter les transitions professionnelles. Depuis notre création, nous avons publié trois livres blancs. L'un d'entre eux porte sur les soft skills, un autre sur l'emploi des seniors qui a suscité beaucoup d'intérêt lors de la réforme des retraites, et un troisième, plus général, sur la construction du futur des métiers.
En réalité, notre objectif et notre thèse consistent à protéger les individus, et non nécessairement les emplois. Il n'est pas dramatique s'il y a une diminution du nombre d’hôtes ou hôtesses de caisse, ou s’il n’y a plus de poinçonneurs aux Lilas. Ce n'est pas un problème majeur, car une tâche qu’on automatise est toujours répétitive et souvent pénible. Ce qui est réellement préoccupant, en revanche, c'est si nous ne proposons pas des solutions de reconversion aux personnes dont l'emploi disparaît en raison de l'accélération numérique. Selon EUROSTAT, l'institut statistique européen, d'ici 2025, nous aurons 15 millions de nouveaux emplois créés en Europe grâce au numérique et à l'IA, mais nous en perdrions 6 millions. Donc, dans l'ensemble, c'est positif. Cependant, la question qui se pose est la suivante : comment accompagnons-nous les 6 millions de personnes touchées par une décélération ? Cela soulève des enjeux de formation assez considérables. Vous intervenez souvent sur ces sujets. Vous sentez que les entreprises aujourd'hui ont pris conscience de tout cela et préparent justement cet accompagnement des collaborateurs pour penser après, pour ne pas faire face à cette destruction, mais surtout appréhender la création de ces nouveaux postes qui vont émerger.
Je vais mentionner deux entreprises qui, à mon avis, sont exemplaires dans ce domaine. La première est La Poste. Comme je l'ai mentionné précédemment, La Poste a formé des factrices et des facteurs pour devenir des agents d'inclusion numérique. Par ailleurs, il y a également eu une centaine de collaborateurs qui sont devenus des data scientists et une vingtaine qui sont devenus des agents de sécurité cyber. Cela démontre vraiment le potentiel existant. Chez Auchan Retail, il y a eu des hôtes et des hôtesses de caisse qui se sont reconvertis en data analysts, grâce à un parcours de formation opéré par Simplon.co. Donc, il est tout à fait possible de faire ces transitions. Fondamentalement, ce qui change réellement dans le travail, c'est l'automatisation. Il s'agit souvent de tâches répétitives et pénibles. Donc, laissons les machines faire ce qu'elles font le mieux et utilisons le temps libéré pour nous former et pour réintroduire l'aspect humain dans les relations. Plus nous nous digitalisons, plus nous avons besoin de réintroduire l'élément humain. Il y a une pénurie de personnes pour s'occuper de nos enfants, de nos aînés et de nos clients. Oui, de nombreuses initiatives sont en cours.
Un autre exemple que j'aime citer provient du Québec. Il s'agit du professeur Fabrice Brunet, directeur du Centre hospitalier universitaire de Montréal. Il a automatisé toutes les tâches des magasiniers en créant une autoroute des robots. Il y a des robots répartis sur 26 étages et il n'a pas licencié les magasiniers. Environ 5 % d'entre eux se consacrent au contrôle qualité des robots, tandis que les 95 % restants deviennent des logisticiens et logisticiennes qui répartissent les plateaux-repas, les médicaments et le linge dans les étages. En procédant ainsi, il libère du temps pour les soignants. Ses indicateurs clés de performance sont le taux de guérison des patients et la rapidité de sortie, qui se sont améliorés simplement en automatisant une tâche pénible. Par conséquent, la question essentielle est d'adopter une perspective au service de l’humain pour comprendre pourquoi nous automatisons quelque chose et pourquoi nous introduisons des robots ou de l'IA à un endroit donné. Une fois que nous l'avons fait, il est important de réfléchir à la manière dont nous utilisons le temps libéré et où nous l'investissons. L'idée n'est pas de remplacer les personnes et de supprimer des postes, mais de réallouer le temps là où c'est nécessaire et bénéfique.
Pour aller plus loin
- Les métiers du futur (First Editions), Isabelle Rouhan et Clara-Doïna Schmelck
- Emploi 4.0 : Quels métiers pour réussir la transformation technologique ? (Editions Atlande), Isabelle Rouhan
- Les métiers du futur; podcast proposé par Colibri Talent, cabinet de recrutement de dirigeants et sa fondatrice, Isabelle Rouhan.
- L'Observatoire des métiers du futur
Le condensé de culture numérique qui explore les nouvelles tendances du digital.
- Santé
- Culture digitale
- Politique
- RSE
- Éco-conception
- Média
- Éducation
Picks est désormais
sur WhatsApp
Pour nous rejoindre, rien de plus simple.
1. Enregistrer ce numéro +33615605232 sur WhatsApp sous le nom "Picks".
2. Cliquer sur le bouton "Nous rejoindre" ci-dessous et suivre les instructions.
En procédant à votre inscription, vous acceptez l’envoi ultérieur d’un condensé de l’actualité numérique uniquement sur WhatsApp (aucun sms ou appel). Vous pourrez sortir de la liste de diffusion à tout moment en cliquant sur "Bloquer le contact" dans les paramètres de la conversation. Votre numéro de téléphone ne sera pas récupéré ou utilisé pour toute autre utilisation que celle mentionnée ci-dessus.
Grand bol
d'inspiration
PICKS, made in La Netscouade, le condensé de culture numérique qui explore les nouvelles tendances du digital.
Votre adresse de messagerie est uniquement utilisée pour vous envoyer les newsletters Picks. Vous pouvez à tout moment utiliser le lien de désabonnement intégré dans la newsletter. En savoir plus sur la gestion de vos données et vos droits
Manifesto
Nous croyons, à La Netscouade, qu’il est possible de régénérer la communication digitale tout en restant fidèles à ce que nous sommes.
Plus qu’une marque, La Netscouade est une marque de fabrique : nos clients viennent chercher chez nous une manière de faire, une capacité à imaginer des contenus à valeur pédagogique et créative, une propension à mixer cultures et talents dans un esprit « laboratoire d’idées ». Sans refuser la vitesse du numérique, nous avons toujours privilégié le long terme pour créer du lien entre l’entreprise et ses publics. Ce sont la transparence, l’écoute active, la constance et la consistance des prises de parole qui génèrent de la confiance et in fine de l’engagement durable.
Dans la période actuelle, nous aidons nos clients à faire du sens un vecteur de performance. Les projets que nous menons avec eux, RSE, numérique, nouveaux media, e-santé, éducation, science, font converger intérêt particulier et intérêt général et créent les conditions d’un engagement plus fort et plus durable.