26-03-2021
« L’alliance du thé au lait » : entretien avec Chloé Froissart, professeure en science politique à l’Inalco
- Politique
Chloé Froissart est professeure des universités à l’Inalco, département des études chinoises. Elle est également chercheuse rattachée au CEFC, Hong Kong et au CECMC, EHESS, Paris.
Pouvez nous présenter la #MilkTeaAlliance et dans quelles conditions cette alliance a-t-elle débuté ?
À l'origine, cette alliance est née d'un conflit en ligne qui a débuté en avril 2020 et qui opposait des internautes Thaïlandais, Hongkongais et Taïwanais à des hordes de trolls Chinois (des nationalistes chinois en ligne) qui étaient soutenus par l'ambassade de Chine en Thaïlande et par le "Global Times", qui est un journal chinois anglophone très nationaliste et belliqueux. Et tout est parti du fait qu’une star de cinéma et de séries TV Thaïlandais a retweeté des photos montrant Hong Kong et Taïwan, les désignant comme des pays, allant à l'encontre du discours de la Chine qui voit ces deux territoires comme faisant partie intégrante de la Chine. Ils ont donc été attaqués sur ça.
Ensuite, c'est la petite amie de cet acteur qui a été attaquée parce qu’elle aurait dit que le coronavirus serait né dans un laboratoire à Wuhan en Chine. Les internautes Thaïlandais ont répondu aux attaques des Chinois par une série de peintures, de caricatures, de moqueries, etc. Tout a donc commencé en ligne. Et ensuite, cette alliance qui est devenue l'alliance "Thé au lait" - c'est une idée des activistes thaïlandais - en est venue à désigner les différents mouvements pour la démocratie à Hong Kong, à Taïwan, en Thaïlande et en Birmanie, et aussi contre l'influence chinoise dans ces pays.
☕️ @chloe_froissart professeure en science politique à l’@Inalco revient pour PICKS sur les origines de la #MilkTeaAlliance qui rassemble les différents mouvements pro-démocratie à Hong Kong, à Taïwan, en Thaïlande et en Birmanie 👇 pic.twitter.com/Fa88VyTOtA
— La Netscouade (@LaNetscouade) March 26, 2021
Les différents mouvements pro-démocratie mènent des combats bien distincts, pourtant leurs revendications sont les mêmes. Comment expliquer cette convergence ?
Oui, les mouvements sont distincts. Les choses ont commencé à Taiwan et Hong Kong en 2014 : d'abord à Taïwan en mars/avril 2014, où des manifestants ont pris d'assaut le Parlement, où le parti nationaliste Kuomintang qui était alors au pouvoir tentait de faire passer en force un accord de libre-échange dans le secteur des services avec la Chine. Ces manifestants s'opposaient à ce que le Parti nationaliste - les pro Pékin - décide de manière unilatérale et non-transparente de l'avenir économique et politique de l'île. Quelques mois plus tard, fin septembre jusqu'à début décembre à Hong Kong, on a eu le mouvement des Parapluies, qui s'insurgeait contre une réforme électorale proposée, quasiment imposée par Pékin et qui revenait à dénier la promesse de l'élection du chef de l'exécutif et du legislative council (ou conseil législatif) au suffrage universel. Ensuite, un autre mouvement s'est développé en 2019, contre l'amendement d'une loi d'extradition qui aurait permis à Hong Kong d'envoyer tout dissident en Chine pour y être jugé. Ce mouvement a également repris des revendications en faveur de la démocratie à Hong Kong. Et puis, en Thaïlande d'abord, à l'été 2020, le mouvement est né suite à l'interdiction d'un parti qui s'appelle "Nouvel Avenir" et qui prônait la démocratisation et la modernisation de la monarchie.
Et enfin, en février 2021, il y a eu un coup d'État en Birmanie et le non-respect des élections législatives remportées par Aung San Suu Kyi. On retrouve donc dans tous ces mouvements, des revendications communes pour la démocratie, pour la préservation de l'État de droit, pour les droits de l'homme et d'une manière générale, on est face à une jeunesse qui a connu la liberté et ne veut pas y renoncer alors que l'espace politique est en train de se rétrécir. C'est une sorte de mouvement spontané, émotionnel pour préserver un espace de liberté et pour surtout mettre en avant le respect du droit des peuples à disposer de leur destinée politique. C'est ce qui est commun dans tous ces mouvements.
D'où vient ce terme de "thé au lait" ? Comment un simple mème Internet a-t-il pu avoir autant d'influence ?
Le thé est le breuvage le plus bu en Asie, sauf qu’en Chine il est bu pur, alors qu'à Taïwan, à Hong Kong, en Birmanie et en Thaïlande il est bu avec du lait. Il se prépare de différentes manières : à Taïwan, il est fait avec du tapioca, à Hong Kong il est chaud, en Thaïlande il est froid et sucré, etc. Cela renvoie à la fois à des valeurs communes, qui sont à la base de tous ces mouvements, et en même temps aux spécificités nationales qui font que chaque mouvement a des revendications qui lui sont propres.
Ce hashtag #AllianceThéAuLait a été repris plus de 35 000 fois sur Instagram et Twitter - ce qui est énorme - et il a été utilisé pour dénoncer des exactions des régimes autoritaires et souvent militaires, demander la libération de militants emprisonnés, exprimer une solidarité entre mouvements, attirer aussi l'attention de la communauté internationale, pour qu'elle puisse intervenir en faveur des manifestants. Ce hashtag a même été repris par des politiques, en particulier par un représentant de Taïwan aux États-Unis, qui avait à cœur de montrer son attachement à la démocratie, à un moment donné où cette démocratie est très malmenée dans la région, et qui voudrait faire figure de modèle. Et d'ailleurs, l'actuelle présidente a à plusieurs reprises manifesté son soutien, notamment aux activistes de Hong Kong, et a permis aussi à ces activistes de pouvoir demander des visas pour venir se réfugier à Taïwan.
Quel est le rôle du hashtag et plus largement des réseaux sociaux dans ce mouvement ? Est-on typiquement dans un mouvement générationnel de jeunes connectés ?
De manière générale, ce hashtag témoigne de la solidarité qu'il y a entre les différents mouvements, de ces revendications communes, et il renvoie aussi au rôle plus général des réseaux sociaux dans l'organisation de ces mouvements. Est-on typiquement dans un mouvement générationnel de jeunes connectés ? Oui, au départ. Tout a commencé en ligne avant de devenir des manifestations hors ligne : on est face au départ à beaucoup d'étudiants, qui ont une certaine culture. Tous ces mouvements se sont ensuite développés pour devenir des mouvements intergénérationnels regroupant différents groupes sociaux. On le voit à travers notamment le développement de grèves générales, qu'on a eu en Birmanie, à Hong Kong et aussi en Thaïlande, où il y a différents milieux professionnels, que ce soit les médecins, que ce soit des employés des transports, que ce soit des fonctionnaires ou des gens qui travaillent dans la banque, qui arrêtent de travailler pour soutenir le mouvement.
À Hong Kong, c'était l'idée de "If we burn, you burn with us", c'est-à-dire "si on échoue dans notre lutte, c'est tout Hong Kong qui va en pâtir, et la Chine avec". On retrouve ces mêmes caractéristiques dans tous les mouvements, et les réseaux sociaux ont deux rôles fondamentaux : d'une part, au moment même où ces régimes deviennent de plus en plus rigides, les réseaux sociaux permettent à ces mouvements d'avoir une fluidité qui leur permet de se développer tout en se protégeant, en protégeant les activistes. Pour des questions de protection personnelle, les réseaux sociaux permettent d'organiser des mouvements qui n’ont ni organisations formelles ni leaders, et qui ont une fluidité, une rapidité de réaction face aux forces de l'ordre, qui n'auraient pas des formes d'organisation plus traditionnelles.
Les réseaux sociaux permettent, par exemple, d'organiser des rassemblements en même temps dans différents lieux pour éparpiller les forces de l'ordre et permettre des replis très rapides. C'est vraiment des caractéristiques qu'on retrouve dans tous les mouvements de ces quatre territoires. Les réseaux sociaux, c'est aussi ce qui a permis la solidarité et l'échange d'expériences, de stratégies d'un mouvement à un autre. Et donc ce partage de stratégies et cette solidarité qui vise à interpeller la communauté internationale, on la retrouve de manière très pratique à travers des banderoles en anglais qui sont déployées en Thaïlande, en soutien à Hong Kong et inversement, et à travers un certains nombres de caractéristiques qu'on retrouve : par exemple l'utilisation de parapluies pour se protéger contre les gaz, l'uniforme noir des activistes, la grève générale, les Lennon Wall, ces murs sur lesquels on poste sur des post-its des slogans, des valeurs auxquelles on tient, des appels à la liberté et à la démocratie etc. On a aussi des symboles comme les "trois doigts" qui viennent de la série Hunger Games, et qui témoignent aussi de la culture de cette jeunesse, des flashmobs, des sittings dans les malls... Tout ça, ce sont des caractéristiques des mouvements qu'on retrouve dans les différents endroits. Enfin, est-ce que cette alliance a un avenir ? C'est difficile à dire : la répression est extrêmement féroce dans tous les pays et sur le territoire de Hong Kong également. A Hong Kong, la Chine a passé en force une loi sur la sécurité nationale en juin 2020, qui punit quatre crimes dont le terrorisme, la sécession, la subversion et la collusion avec l'étranger : autant de crimes qui sont définis de manière extrêmement vague et sous le coup desquels peut tomber le simple fait de prôner la démocratisation, et qui sont passibles de prison à vie. Cela a été une douche froide : Hong Kong est entré dans un règne de la peur, de la terreur. C'est un véritable État policier qui a été instauré : il y a eu plus de 10 000 arrestations depuis 2019, la plupart des activistes sont aujourd'hui en prison. Donc, de facto, ceux qui animaient cette alliance ne sont plus là pour le faire.
Beaucoup de personnes qui sont encore en liberté, on aussi peur : ils se retirent des réseaux sociaux, ou ne postent plus rien de politique. Les syndicats qui avaient joué un rôle extrêmement important - que ce soit en Birmanie ou aussi à Hong Kong - dans la grève générale, le soutien au mouvement contre la loi d'extradition, commencent à revoir leurs revendications dans un sens beaucoup moins politique, et plus circonstancié sur des problèmes au travail, socio-économiques. L'alliance peut survivre à l'étranger, c'est d'ailleurs en partie là qu'elle continue, notamment en Grande-Bretagne, à travers des activistes comme Nathan Law et Finn Lau (Fondateur de Hong Kong Liberty), qui font du lobbying auprès des gouvernements pour qu'ils soutiennent les activistes à Hong Kong, mais pour l'instant, il faut bien reconnaître que le rouleau compresseur a eu raison d'un certain nombre d'activistes à Hong Kong, en Birmanie aussi (à cause de l'importance de la répression) mais aussi en Thaïlande où les rassemblements de plus de quatre personnes ont été interdits, une nouvelle loi aussi visant le contrôle d'Internet qui est en train d'être votée en Birmanie. Tout cela fait que se mobiliser à l'avenir va être beaucoup plus compliqué, et surtout, l'avenir de cette alliance est suspendu à la réaction de la communauté internationale. Pour l'instant, ces réactions, ces sanctions sont relativement timides : on ne sait pas du tout quel impact elles auront en Birmanie.
Vous évoquez la culture de la jeunesse, liée à une culture numérique peut être plus importante. Une culture aussi, qui va au-delà du numérique puisque vous évoquiez les trois doigts de Hunger Games. Je voulais juste savoir : est-ce que ces mouvements-là sont exclusivement des mouvements de jeunes ? Est ce qu'ils sont aussi destinés pour des personnes qui n'ont pas accès au numérique ou à cette culture du numérique et des réseaux sociaux et de l'activisme ?
Est-ce qu'il y a une certaine attente de la jeunesse aussi par rapport aux personnes un peu plus âgées ou aux personnes qui sont peut-être un peu moins activistes ? Je parle vraiment des personnes qui sont concernées par le combat, et pas seulement la communauté internationale.
Comment voyez-vous l'avenir de ce mouvement ?
Ce sont des mouvements qui reposent sur une grande solidarité et cherchent à fédérer l'ensemble des différents secteurs de la société. Il y avait un slogan à Hong Kong qui était "Chacun participe à son niveau", avec ses convictions, avec son origine, avec son background. Tout le monde est le bienvenu, l'important c'est le but commun. L'objectif commun que nous avons c'est celui de promouvoir cette démocratisation et maintenir l'État de droit. On retrouve cela dans les autres pays, comme la Thaïlande et la Birmanie également. Donc oui, il y a une culture commune jeune, qui est au départ à l'origine du mouvement.
Mais après, comme je l'ai mentionné aussi, ce sont des mouvements qui sont très ouverts et qui se sont élargis, qui sont devenus intergénérationnels et avec des gens de tous les milieux. Il y a en fait une diversité des tactiques et des manières de prendre part à ces mouvements : en Birmanie, on a vu des chauffeurs s'arrêter pour bloquer la circulation, pareil avec des cyclistes... Ce sont des tactiques qui ont aussi été utilisées à Hong Kong et qui ne concernent pas uniquement les jeunes Il y a de fait une culture de street-art, une culture des jeux vidéo, une culture des mangas, il y a une culture propre à Internet et qui renvoie à une culture véritablement jeune, mais c'est une partie de ces mouvements uniquement. Cela ne rend pas compte de l'ensemble des personnes qui participent à ces mouvements.
Vous parliez de la réaction des communautés internationales. Est-ce que justement, cette peur de la répression très autoritaire, peut être que cette peur là existe un peu plus chez les personnes plus âgées que plus jeunes. Et donc, c'est peut-être pour ça aussi qu'ils attendent des réactions de la communauté internationale pour les aider, les soutenir ? Aujourd'hui, l'attente concrètement par rapport à cette action d'activisme et de réseaux sociaux, l'attente, elle est exclusivement réservée à la communauté internationale, peut-être par la crainte d'agir et de contester plus au sein même de son pays ?
Vous évoquiez, tout à l'heure en concluant qu'aujourd'hui, l'attente des réactions pour soutenir ce mouvement là, était plutôt destinée à la communauté internationale. Cela veut dire qu'elle est moins attendue par rapport aux gens qui vivent au sein même de ces États ?
Le problème, c'est le déséquilibre du rapport de forces entre les populations et les régimes autoritaires, y compris à Taiwan qui est menacé militairement par la Chine et à Hong Kong où il y a eu une réunification sauvage du territoire avec la Chine, au mépris du droit international et de la volonté d'une grande partie de la population. On retrouve ce même mépris de la volonté du peuple en Thaïlande et en Birmanie avec les coups d’État de militaires perçus comme étant soutenus par la Chine.
Les rapports de force sont tellement déséquilibrés, que sans le soutien de la communauté internationale, ces populations sont en train de se faire écraser sous un rouleau compresseur. C'est une des motivations de la création de cette alliance : interpeller la communauté internationale sur ses valeurs. Et on retrouve des banderoles écrites en anglais dans tous les différents mouvements interpellant directement la communauté internationale, en disant "si vous défendez la démocratie, défendez-nous".
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