01-12-2020
François Dubet : « Dans le monde enseignant, le confinement a révélé un dynamisme et une créativité chez beaucoup »
- Éducation
Rencontre avec François Dubet, sociologue, qui analyse pour Picks l’impact du confinement dans l’enseignement et nous parle de la place que tiendra le numérique dans l’éducation.
Après le crash test du confinement, y a-t-il un « monde d’après » pour l’éducation numérique ? Ou tout le monde a finalement repris ses vieilles habitudes ?
Le confinement va profondément changer les habitudes. De nombreux salariés et entrepreneurs vont découvrir que le télétravail, au moins une partie de la semaine, ce n’est pas si mal. Ceci dit, je ne crois pas que l’idée de vivre dans un monde virtuel sera longtemps acceptable pour les gens qui travaillent, parce que le travail, c’est aussi une co-présence, une socialisation, des collègues, des amis, la machine à café, des pots et, d’ailleurs, les gens souffrent énormément de cette absence de société.
Pour ce qui est de l’éducation, je crois que beaucoup d’enseignants conserveront certaines manières de travailler par le biais des écrans : envoyer des devoirs, envoyer des sujets, envoyer des documents, etc. mais rien ne pourra remplacer la présence physique. D’ailleurs, nous avons pas mal de témoignages d’étudiants, par exemple, qui disent souffrir considérablement de la solitude, d’isolement. Donc, je ne crois pas que nous allons vers une société totalement virtuelle et totalement construite sur Internet. Mais il est évident que le confinement va marquer une accélération de cette manière de travailler et de communiquer.
Comment voyez-vous l’éducation numérique dans 5 ans ?
Nous allons très rapidement nous poser la question de la régulation du numérique, parce qu’on s’aperçoit que, s’il y a mille aspects positifs – notamment le maintien de l’activité économique et des liens sociaux – ce qui se passe sur les réseaux et les écrans commence à poser des problèmes en termes de vie collective, de vie démocratique. Ça peut aller de la tristesse des matchs de football sans public à des choses plus sérieuses comme le développement des théories, des complots, des rumeurs, etc. Les gens qui sont plutôt portés à croire aux théories du complot, s’informent plus via le numérique que le reste de la population.
On voit bien qu’il va falloir réguler la haine en ligne, mais aussi instaurer, d’une certaine manière, quelque chose qui ressemble à de l’information vérifiée, à de l’autorité scientifique, etc.
Je ne pense pas que nous pourrons dans 5 ans supposer que tout revienne en ordre. Alors, pour le moment, la question de la régulation du numérique se pose de manière maladroite parce qu’elle concerne le mode de contrôle, éventuellement de la censure, etc. Mais, même si les réponses ne sont pas très satisfaisantes et très convaincantes, je crois que la question se pose.
On a souvent l’image du vieux professeur routinier, incapable de modifier ses habitudes. Or ce n’est pas ce qu’on a observé pendant le confinement. Comment expliquer cette faculté d’adaptation (à marche forcée, certes) au numérique ?
Je l’explique parce que chacun s’est retrouvé face à la nécessité. Si Jean-Michel Blanquer avait dit aux enseignants : « à partir du 1er septembre, vous travaillez en numérique » ; il y aurait eu une grève générale.
Mais quand la question est : « Comment faire pour que les élèves ne soient pas abandonnés, isolés ? Comment faire pour que le baccalauréat ai lieu ? Comment faire pour que les examens se tiennent ? » ; c’est une autre réflexion.
Les gens, les enseignants, vous et moi, nous sommes renvoyés au fond à une question à la fois de nécessité et de vocation professionnelle. Donc, je pense que beaucoup d’enseignants se sont mis à travailler de cette manière parce que c’était leur seul moyen de survivre professionnellement.
On peut imaginer que beaucoup de médecins ont fait des consultations en ligne de la même manière. Or, aucun d’entre eux ne dira que la consultation en ligne est aussi bien que la consultation en présence. Aucun enseignant ne dira qu’un cours en ligne est mieux qu’un cours en présence.
Il y a de ce point de vue là des formes à la fois d’inventivité, de résilience, mais aussi d’appel à ce qu’on ignore souvent ou trop, la vocation. Au fond, il y a des métiers où on a une forme de vocation, d’engagement envers les autres. Et ça, c’est un ressort extrêmement puissant de l’activité professionnelle.
Le confinement, de manière paradoxale, a rappelé la valeur du travail alors qu’on était tentés de l’avoir oublié, de penser que le travail, c’était simplement une activité pour gagner de l’argent, pour faire tourner l’économie. Or, on s’aperçoit que c’est quelque chose qui a une dimension sociale : être avec les autres ; une dimension morale : se sentir utile aux autres.
Est-ce que cela va durer ? Je souhaite que cela dure. Mais la tendance politique, c’est de vouloir toujours réguler les pratiques par le haut, par la bureaucratie, par les normes, etc. Alors que d’une certaine manière, notamment dans le monde enseignant, le confinement a révélé un dynamisme et une créativité chez beaucoup, qui ont trouvé que, le pire, c’était de ne plus voir les élèves et de perdre, au fond, leur propre vocation, leur propre identité, alors même que, d’une certaine façon, ils n’étaient pas menacés de perdre leur emploi.
Y a-t-il un « monde d’après » pour l’éducation numérique ? Comment expliquer la remarquable faculté d’adaptation des professeurs ?
— La Netscouade (@LaNetscouade) December 1, 2020
Éléments de réponse avec le sociologue François Dubet ⤵️ pic.twitter.com/gcG7aaETl4
Avez-vous des exemples concrets de cette inventivité des professeurs, qui ont su bricoler intelligemment avec les outils numériques pendant le confinement ?
Ce que nous avons constaté, c’est que beaucoup de réfractaires s’y sont mis. Ils ont appris à bricoler leurs ordinateurs, à faire ce que nous faisons aujourd’hui et cela pose d’ailleurs des problèmes assez troublants.
J’ai récemment assisté à une réunion avec des universitaires qui se demandaient comment faire pour que les étudiants allument leurs caméras quand ils écoutent un cours, car c’est insupportable de faire cours avec 30 écrans noirs : on se demande comment les gens réagissent et même s’ils sont là d’une certaine façon.
Mais même avant le confinement, quand vous faisiez un cours en amphi chacun avait un écran devant lui. Vous aviez l’impression que tous les étudiants prennaient des notes avant de vous rendre compte qu’en réalité, ils écoutaient vaguement le cours, se baladaient sur des sites, etc. D’où la nécessité d’avoir des stratégies inventives pour n’exclure personne.
Il va y avoir un travail de reconstruction des liens. Qu’est-ce qu’on fait ensemble ? Parce que tout ça est au fond très évanescent, beaucoup d’enseignants se posent aujourd’hui ce genre de questions.
Pourquoi tant de professeurs se sont tournés vers des outils grand public comme Zoom, Google Drive, WhatsApp ou encore Discord ?
Il est bien évident qu’il y a une distinction à faire entre les canaux de communication qui pourraient être ceux de l’institution scolaire et les canaux de communication comme WhatsApp, qui sont réservés à la sociabilité adolescente.
Il va probablement y avoir une nécessité de séparer les genres pour ne pas confondre les choses, et pour que les élèves n’aient pas le sentiment d’être dans un univers intrusif, qui rentre dans leur propre monde.
Cela va relever des processus de régulation, il faudra sans doute que les établissements scolaires soient équipés. Qu’il y ait le matériel, qu’il y ait l’apprentissage des techniques, qu’il y ait des heures aussi, parce que l’un des problèmes du confinement, un des problèmes de cette dilution de la relation, c’est la dilution du temps. Après tout, ça peut ne jamais s’arrêter. Je connais de près des enseignants du supérieur qui disent : « on étouffe sous les mails, on étouffe sous les demandes, ça n’est plus possible. Au fond, je pourrais faire ça 24 heures par jour. »
Il va bien falloir retrouver des formes de régulation. Combien de temps je consacre à répondre ? À partir de quel moment je ferme mon ordinateur sans avoir le sentiment de lâcher mon boulot, de lâcher les gens, etc ? Donc, je pense que ce qui est pour le moment un problème individuel va devenir un problème collectif.
Il me semble que comme le temps consacré aux écrans va augmenter, une institution devra fixer des règles. Et j’imagine que les syndicats vont commencer à discuter de ça, parce que, d’une certaine façon, quand vous êtes sur les réseaux, quand vous êtes sur des écrans, vous avez à la fois une dilution de temps et vous êtes complètement exposé. On peut imaginer que ça sera beaucoup plus difficile de « bâcler un cours » quand celui-ci va laisser immédiatement des traces.
« Il y a une distinction à faire entre les canaux de communication de l’institution scolaire et les canaux de communication, comme WhatsApp, réservés à la sociabilité adolescente. » analyse le sociologue François Dubet ⤵️ pic.twitter.com/c2ZYfZTHI4
— La Netscouade (@LaNetscouade) December 1, 2020
L’Éducation nationale a dévoilé fin avril la plateforme apps.education.fr, des outils de logiciel libre pour aider son personnel. Ce genre d’initiatives montre-t-il que le confinement a donné un vrai élan au numérique dans l’éducation ?
Si l’on revient au monde d’avant, j’ai envie de dire que le pli est pris. En l’espace de quelques mois, tout le monde a basculé sur le numérique, tant dans sa vie professionnelle que personnelle. On voit ses enfants et petits enfants sur les écrans, on fête des anniversaires sur les écrans. D’où la nécessité que chacun ait la maîtrise technique, mais aussi les règles déontologiques là-dessus.
Je viens de lire une thèse, assez intéressante, sur le harcèlement en ligne chez les collégiens. C’est quand même un peu effrayant, de voir la vie intime basculer vers une vie publique. Et probablement, quand on écoute les collégiens, ils n’ont pas véritablement le sentiment que ça pose un problème. Donc il va y avoir des questions de déontologie collective là-dessus.
Alors si on se met du côté des étudiants, sont-ils égaux face à ce nouveau type de cours à distance. Est-ce qu’il n’y a pas une part importante d’élèves sous-équipées qui décrochent ?
L’un de mes collègues a fait une belle enquête en ligne sur ce qui s’est passé pendant le premier confinement avec le travail scolaire dans les familles.
Il y a évidemment deux confusions. La première, c’est que tout le monde n’est pas équipé de la même façon. Tous les élèves n’ont pas un ordinateur et une chambre, n’ont pas un système suffisamment efficace et de qualité. Il y a des inégalités là-dessus, mais assez paradoxalement, quand on regarde les données globales qu’il a recueillies, on s’aperçoit que les inégalités d’équipement, c’est-à-dire « j’ai ma Wi-Fi et mon écran », ne sont pas si grandes que cela. D’une certaine façon, c’est un problème qui pourrait se régler. Après tout, il ne serait pas scandaleux qu’il y ait des aides ou des possibilités de combler ces inégalités.
Mais évidemment, la plus grande inégalité, c’est l’inégalité de compétence scolaire des parents qui sont derrière les enfants. Quand on disait : « collégiens, lycéens préparez un exposé pour dans 15 jours » ; tout enseignant un peu lucide savait très bien qu’il allait demander à la famille, aux parents, de faire l’exposé en question. Et quand on note un exposé fait à la maison, on ne sait jamais si l’on note l’élève ou si on note ses parents.
Et si les parents sont profs, c’est encore mieux. D’ailleurs, une enquête montre que les très bons élèves de milieux très qualifiés ont plutôt accru leurs compétences avec le confinement parce qu’ils ont été stimulés, encadrés, etc. On sait aussi que beaucoup de parents commencent à dire « qu’après tout l’école, ça ne sert à rien, je peux faire ça à la maison. »
La question majeure, c’est que le confinement a révélé que les inégalités de capital culturel sont extrêmement fortes. Et si, l’élève qui est seul chez lui n’a pas derrière les parents qui s’assurent qu’il consacre le temps qu’il faut, qui lui donnent le coup de main qu’il faut… Bien sûr, ce sont des facteurs de décrochage absolument considérables.
Il faut avoir une véritable réflexion pédagogique sur ce qu’on demande aux familles. On pensait ne rien leur demander, mais, en réalité, on a découvert avec le confinement qu’on leur en demande énormément. Je crois que, demain, dans un univers où le numérique aura une place plus importante, on ne pourra pas faire comme si on l’ignorait.
On peut imaginer avoir dans les établissements scolaires des salles informatiques ouvertes après les heures de classe pour que les élèves puissent travailler comme ils le feraient à la maison.
D’ailleurs, l’école là-dessus a beaucoup perdu en capacité : pendant très longtemps, notamment à l’école élémentaire, les instituteurs faisaient des études le soir et faisaient le boulot qu’ils demandaient aux parents, d’une certaine façon. Aujourd’hui, cela existe, mais sous la forme de dispositifs périscolaires, d’aides aux devoirs, etc. Je crois que, puisque les élèves doivent travailler à la maison, il faut que cette affaire soit prise en charge après la classe.
Autrement, on aura un creusement considérable des inégalités, dans lequel l’équipement technique jouera un rôle probablement beaucoup moins décisif que la capacité et la compétence des familles qui accompagnent les enfants.
“Le confinement a révélé ce qu’on savait déjà, à savoir que les inégalités sont extrêmement fortes \[...] et facteurs de décrochage absolument considérables” François Dubet, sociologue ⤵️ pic.twitter.com/cdQBRc0TxV
— La Netscouade (@LaNetscouade) December 1, 2020
Est-ce que la crise n’a pas aussi révélé le besoin criant de formation numérique côté enseignants ?
Il faut former les enseignants dans chaque établissement et idéalement tous les former en même temps ce qui permettra de les faire basculer dans le même système.
La dernière chose, mais qui dépasse la question de l’informatique, des réseaux, des machines et des écrans, c’est qu’il faudrait qu’en France, on bascule vers un modèle de formation des enseignants qui soit beaucoup plus professionnel.
Au fond, malgré les efforts, les stages, etc, dans l’Éducation nationale, on est recruté tard et on a une formation strictement professionnelle beaucoup plus faible que la formation académique et, d’ailleurs, on reste recruter, notamment dans le secondaire, sur son niveau académique.
Quand on regarde les comparaisons internationales, on voit bien que certains pays ont un modèle de formation professionnelle. Par exemple, si vous prenez les médecins, pour l’essentiel, ils apprennent leur boulot à l’hôpital. Ils apprennent un métier et je crois qu’il faudrait qu’on bascule vers cela, vers un système de formation basé sur des études longues à la fois académiques et professionnelles pour se tourner vers un modèle moins académique que ce qu’il est aujourd’hui. Parce qu’au fond, ce qui fait l’efficacité, c’est que les enseignants soient motivés, dévoués et généreux, mais ce n’est pas une politique, c’est compter sur l’héroïsme des individus. Ce n’est pas véritablement un effort.
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