20-09-2019
Hong-Kong : comment Telegram et un Reddit local permettent la coordination d’un mouvement sans leader
- Politique
Les mouvements sociaux constituent souvent l’avant-garde des usages numériques. Les révolutions arabes avaient démontré la puissance des jeunes réseaux qu’étaient alors Facebook et Twitter. La révolte qui ébranle Hong-Kong depuis trois mois place le projecteur sur deux outils numériques : la messagerie Telegram et le forum LIHKG, sorte de Reddit local, qui permettent aux hongkongais de coordonner leurs actions de manière décentralisée.
On the ground at today’s Tseung Kwan O protest march. This banner says “Love & support the TG & LIHKG kids” referring to @telegram & the @lihkg_forum used by protesters. pic.twitter.com/0ioRiq74xM
— Antony Dapiran (@antd) 4 août 2019
Sans tomber dans le déterminisme technologique — qui avait fait passer la révolution tunisienne pour une “révolution Facebook” — il reste intéressant d’analyser comment ces outils numériques façonnent la forme des mouvements sociaux. Hong-Kong n’est pas une “révolution LIHKG” mais les modes d’action des manifestants sur le terrain peuvent s’expliquer par les caractéristiques de ce forum.
Les protestataires de Hong-Kong n’ont pas de leader mais ils ont une plateforme, a parfaitement résumé Joshua Wong, un des leaders du mouvement des parapluies en 2014. Hong-Kong 2019 ne peut s’appréhender sans comprendre l’échec de 2014. Il y a cinq ans, les hongkongais étaient descendus dans la rue pour demander plus de démocratie. La stratégie s’était révélée défaillante : après 79 jours de sit-in sur le modèle d’Occupy Wall Street, les manifestants étaient rentrés chez eux, sans rien obtenir. Les trois leaders du mouvement — dont Wong — s’étaient rendus aux autorités, avant d’être condamnés à de la prison.
Enseignés de cet échec, les manifestants de 2019 ont mis en place une organisation décentralisée. Sans leader et donc sans figure populaire sur lequel se fixe la réponse policière. «Quand il n’y a pas de décideurs identifiés, il est difficile pour le gouvernement de prédire ce qu’il va se passer et de mettre en place une répression efficace», explique Joshua Wong.
L’organisateur des actions sur le terrain est la multitude réunie sur Telegram et le forum LIHKG. Les idées émergent au fil de la discussion et sont soumis au vote du plus grand nombre.
L’action la plus emblématique du mouvement, l’occupation de l’aéroport international a été décidée et coordonnée depuis ces réseaux. D’après un récit de Bloomberg, l’idée émerge sur un groupe Telegram à 20h50 le 11 août, en réponse à une photo de manifestante blessée qui a frappé les consciences. Un débat s’engage sur Telegram sur les avantages et inconvénients d’une telle action. Les pros avancent qu’une telle occupation handicaperait l’économie locale et serait facilitée par des détails pratiques (air conditionné, restaurants, toilettes et wifi. D’autres, plus sceptiques, disent craindre que l’image du mouvement à l’international soit atteinte par un tel blocage.
Il faut trancher cette option stratégique. Après à peine plus d’une heure de débats, à 22h02, l’admin du groupe Telegram convoque un sondage. Le résultat est sans appel : 79% des membres se prononcent pour une occupation de l’aéroport.
(source : Bloomberg)
Pendant ce temps, l’idée fait son chemin sur LIHKG. Fonctionnant selon le même principe que Reddit, ce forum en cantonais permet de “upvoter” ou de “downvoter” les posts et ainsi de faire émerger les projets les plus populaires. Un message proposant l’occupation de l’aéroport posté à 23h47 reçoit 1.046 “upvotes” et 36 “down”. La multitude est unanime, le projet est acté.
À 1h du matin cette même nuit, les premiers flyers commencent à circuler sur les groupes Telegram. À 16h, l’aéroport de Hong-Kong annonce que tous les vols sont annulés. Qui a organisé cette opération ? Les responsabilités sont tellement diluées que le gouvernement hongkongais ne peut désigner un coupable.
(source : Bloomberg)
L’occupation va durer deux jours. Pendant l’opération, les sondages continuent sur Telegram, véritable AG du mouvement dans le cloud. Après qu’une personne suspectée d’être un policier chinois a été lynchée (un risque typique des mouvements sans leaders et sans organisation formelle), les manifestants décideront dans un ultime vote de s’excuser pour ces actions (74% de oui). Une décision mise en oeuvre dès le lendemain.
(source : Bloomberg)
La première grève générale de l’histoire de Hong-Kong, le 5 août, a été décidée de la même manière, suite au succès d’un message posté sur LIHKG et ayant recueilli 11.000 “upvotes”.
Ce mode d’organisation a de nombreux avantages : démocratique, il pousse à la créativité puisque chacun peut proposer ses idées, selon ses domaines de compétence. La force du mouvement hongkongais est cette articulation entre actions d’envergure (occupation de l’aéroport, grève générale) et une myriade d’actions ponctuelles sorties de ce grand laboratoire à idées qu’est LIHKG.
C’est sur ce forum qu’a été lancée une opération de crowdfunding pour récolter 600.000€ afin de financer des pages de publicité dans des journaux du monde entier (New York Times, The Guardian, Le Monde…) pour soutenir le mouvement avant le G20 d’Osaka en juin. Une opération logistique complexe menée sans aucune organisation formelle.
Francis Lee, chercheur hongkongais en communication politique, compare ce mode d’organisation au développement «open-source»:
«Quelqu’un propose un code central et une autre personne le reprend par la suite pour développer ses propres produits. Un modèle d’organisation décentralisée comme celui-ci est considéré comme plus créatif et plus efficace. Elle encourage la participation et le coût de l’échec est minimisé car de nombreuses équipes travaillent en parallèle et un ou deux échecs n’affectent pas l’ensemble de la chaîne de production.»
D’après la journaliste de Bloomberg Shelly Banjo, il y aurait entre 100 et 200 noeuds d’influence qui organisent les différentes actions, réunis notamment dans des groupes Telegram.
L’usage de Telegram par les manifestants hongkongais est riche d’enseignements. Loin de l’image étriquée que l’on en a en France (un Whatsapp mieux sécurisé), Telegram est utilisé à Hong-Kong comme une manière de diffuser à grande échelle les informations: appels à l’action, argumentaires, flyers, mèmes, photos et vidéos des violences policières. L’application russe n’est pas qu’une messagerie. Avec son option “chaînes publiques”, elle permet de développer des véritables médias alternatifs suivis par des dizaines de milliers de personnes.
La Chine, qui regarde inquiète les développements du conflit hongkongais, a fait pour l’instant le choix de ne pas mener un Tian-an-men numérique en faisant bloquer Telegram et LIHKG. Passés maîtres dans l’art de la communication sur les réseaux, les protestataires hongkongais sauraient à coup sûr se servir d’une telle mesure pour plaider leur cause à l’international. Face à la puissance de la multitude sur les réseaux, Pékin semble bien démunie.
Faute de pouvoir bloquer les tuyaux, la Chine semble avoir fait le choix de répondre sur les réseaux, avec les armes des protestataires. Fin août, Twitter révélait avoir suspendu 936 comptes «coordonnés dans le cadre d’une opération soutenue par l’État» chinois pour «miner la légitimité et les positions politiques» des manifestants. Le New York Times s’est penché sur ces comptes : «Dans l’ensemble, les comptes que Twitter a fait sauter ne sont pas parvenus à rendre viraux leurs messages pro-Pékin. Plusieurs des messages les plus retweetés étaient des liens vers de la pornographie et des vidéos d’animaux». Un cuisant échec.
#Picks |🇭🇰 Comment le web et les réseaux sociaux sont-ils utilisés par les hongkongais pour contrer la propagande et la répression étatique chinoise ?
— La Netscouade (@LaNetscouade) 20 septembre 2019
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