29-05-2020
Les apps de traçage séduisent le monde entier (mais personne ne sait si elles fonctionnent)
Les apps de traçage seraient-elles au numérique ce que la chloroquine est au médicament ? Face à une maladie sans traitement et sans vaccin, l’idée d’une appli est rapidement apparue comme un moyen de contrôler ce virus et de préparer le déconfinement. Beaucoup d’espoirs ont été suscités, un torrent de critique s’est abattu, deux camps irréconciliables se sont formés et au final, le débat public est si brouillé que plus personne n’y comprend rien. Alors que l’application StopCovid développée par le gouvernement français est sur le point de sortir, PICKS fait le point sur un débat enflammé.
Comment est née l’idée d’une application pour lutter contre le virus ?
Contrairement à une idée fort répandue, l’idée d’une app Bluetooth ne vient pas d’une volonté de surveillance des gouvernements mais bien de réflexions d’épidémiologistes. Le Covid-19 est une maladie redoutable car elle se transmet notamment par des personnes asymptomatiques. Sans symptômes, impossible de savoir que l’on va contaminer ses contacts proches. Une application capable de détecter et de placer en quarantaine des malades avant leurs symptômes pourrait ainsi permettre de faire baisser considérablement le R, le taux de reproduction de la maladie.
Cette idée va émerger dans le débat public à la suite d’un article publié par des chercheurs de l’Université d’Oxford le 17 mars.« Au stade actuel de l'épidémie, la recherche des contacts ne peut plus être effectuée efficacement par les autorités sanitaires en Europe, car le coronavirus se propage trop rapidement. Nous avons besoin d'une solution numérique instantanée et anonyme », déclare alors David Bonsall, virologue à Oxford. L’idée est que face à cette épidémie à la croissance exponentielle, le numérique peut permettre de parer au manque de bras. Le contact tracing humain a été suspendu dans de très nombreux pays comme la France début mars alors que l’épidémie déferlait et que l’hôpital devenait la priorité numéro 1.
Alors que les Chinois ont développé une application façon Black Mirror, qui attribue à chaque citoyen une couleur vert, jaune ou rouge en fonction de son degré de risque, les chercheurs d’Oxford proposent de recourir à la technologie Bluetooth, jugée plus respectueuse de la vie privée. Le Bluetooth ne permet pas de tracer le trajet d’une personne mais uniquement de retrouver ses contacts proches. Cette approche, qui va connaître un grand succès dans les pays européens, est la même qu’à Singapour. Le 20 mars, la cité-Etat lance la première appli Bluetooth de contact tracing, qui devient rapidement un modèle technique pour le monde entier. Dans une tribune dans Le Monde publiée le 25 avril, une cinquantaine de chercheurs plaide pour le lancement d’une app en France :« Pour éviter une seconde crise sanitaire, il faut s’en donner les moyens ».
L’appli Bluetooth est-il le seul modèle possible ?
En France, le débat se focalise autour de l’utilisation de la technologie Bluetooth, celle choisie par le gouvernement. L’infographie de PICKS sur les apps dans le monde entier montre que ce modèle est loin d’être partagé par tous les pays. Plusieurs pays, dont Israël, l’Inde, ou la Norvège utilisent la technologie GPS.
En Israël, l’application Hamagen compare les itinéraires des personnes qui ont installé l’app (1,5 million de personnes/17 % de la population) avec les itinéraires des personnes testées positives. Toute personne qui aurait croisé un malade reçoit immédiatement une alerte et peut confirmer ou infirmer qu’il se trouvait bien à cet endroit à cette heure. La majorité des pays européens ont fait le choix du Bluetooth, jugeant que l’analyse des itinéraires GPS était une mesure disproportionnée en regard des enjeux liés à la vie privée.
Il existe aussi de nombreuses applications développées par des citoyens. En France, le site Briserlachaîne.org permet aux personnes malades d’identifier, en mobilisant leurs souvenirs, les contacts qu'il ont croisé pendant leur période infectieuse et de leur notifier avec un message pré-enregistré. Le tout sans aucun traçage.
#PICKS a interrogé @pyduan Président-cofondateur de @bayesimpact et créateur de https://t.co/BA9fihGaDK, une solution sans traçage pour limiter la contamination. Son but : miser sur la participation citoyenne et la mémoire. 👇 pic.twitter.com/Vqj1g5UsWI
— La Netscouade (@LaNetscouade) May 29, 2020
Pourquoi un débat si passionné autour des applis de contact tracing ?
A l’origine, le choix de la technologie Bluetooth était précisément destiné à limiter les atteintes aux libertés individuelles. Cela n’a pas suffi à apaiser les craintes des citoyens. Le débat s’est très vite enflammé autour de questionnements forts légitimes autour de la surveillance étatique et de la sécurité de ces données très sensibles. Un débat d’une grande virulence en regard de l’apathie générale concernant le traçage qu’effectuent en silence les Gafam depuis des années sur nos smartphones.
Ce paradoxe interroge Benoît Thieulin, ancien président du Conseil national du Numérique (et accessoirement fondateur de La Netscouade) :« Il est fort légitime qu'on ait des interrogations concernant le caractère intrusif de StopCovid mais je regrette que l'on se montre beaucoup plus paranoïaque envers l’État français qu’envers les Gafam. Il y a un deux poids deux mesures très regrettable : quand l’Etat demande une autorisation à restreindre temporairement les libertés pour résoudre un problème de santé publique, il reçoit une volée de bois vert. Par contre, quand un Google, un Apple ou Facebook fait la même chose, sans jamais rien nous demander à part de signer des CGU, bien peu de gens s'en indignent. »
Ce débat nous enseigne sur notre rapport à la technologie. Nos sociétés sont finalement moins technophiles qu’on ne pouvait le penser. Transférer nos données à l’État ne se fait pas sans une certaine réticence. En matière de numérique, la confiance est reine et les pouvoirs publics doivent d’abord prouver leurs bonnes intentions et le caractère réversible de leur intervention. A entendre les premiers retours, les Français se soumettent sans mal aux investigations épidémiologiques réalisées par l’Assurance-Maladie et les ARS. La parole humaine rassure, la puissance aveugle du numérique fait encore peur.
Benoît @thieulin, ex-président du @CNNum nous livre ses réflexions sur l’application française de traçage numérique StopCovid. Entre enjeux éthiques, souveraineté numérique, risques politiques et défiance citoyenne… 👇 pic.twitter.com/Zs58nOXy7k
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Quels sont les enjeux en matière de souveraineté numérique ?
C’est le débat dans le débat, la polémique dans la polémique : la France a-t-elle raison de bouder la solution développée par Apple et Google ? Les deux géants du numérique ont développé leur propre système de notifications de contact sur lequel les pays peuvent construire leur propre brique logicielle. Apple et Google proposent une solution dite décentralisée, pour laquelle les données sont stockées sur les smartphones des utilisateurs et circulent, le cas échéant, entre ceux-ci. L’Allemagne, l’Italie, la Suisse, l’Autriche et l’Irlande vont adopter ce dispositif. Dans l’approche centralisée, choisie par la France ou le Royaume-Uni, les données anonymisées transitent vers un serveur central contrôlé par les autorités sanitaires.
Cette différence d’architecture technique, dont la subtilité peut échapper aux non-initiés, cache en réalité un enjeu majeur de souveraineté.« C’est la mission de l’État de protéger les Français », estime le secrétaire d’État au Numérique Cédric O.« C’est donc à lui seul de définir la politique sanitaire, de décider de l’algorithme qui définit un cas contact ou encore de l’architecture technologique qui protégera le mieux les données et les libertés publiques. C’est une question de souveraineté sanitaire et technologique ».Un pari risqué : l’application risque d’être moins fonctionnelle, ne pouvant exploiter toutes les capacités du Bluetooth.
Benoît Thieulin, auteur d’un rapport sur la souveraineté européenne du numérique, déplore le dilemme dans lequel sont plongés les gouvernements européens : collaborer avec Google et Apple ou faire cavalier seul en prenant le risque d’une appli au rabais.« Cette situation est dramatique : les pays européens en sont réduits à aller quémander l’aide d’entreprises américaines pour faire fonctionner leur application de santé publique. Cette crise doit nous permettre de nous rendre compte de la nécessité absolue de créer un OS, un web européen ».
A partir de quel seuil d’utilisation, une app est-elle efficace ?
Un chiffre revient sans cesse dans les débats : pour qu’une app soit utile, il faudrait que 60 % de la population l’utilise. Sachant que tout le monde ne possède pas un smartphone, que l’appli sera volontaire et que les taux d’utilisation dans les autres pays restent faibles (voir notre infographie), il apparaît peu probable d’atteindre de tels taux d’utilisation. Mais ce chiffre de 60 % est trompeur, il s’agit d’une lecture erronée de l’étude publiée par l’équipe d’Oxford.
D’abord, ce taux d’utilisation s’entend dans le cas où aucune autre mesure ne serait prise par les gouvernements pour endiguer l’épidémie. Or, les gestes barrières, la distanciation sociale, les tests, le contact tracing humain, les masques et l’interdiction des grands événements ont tous un effet significatif sur la réduction du taux de reproduction de la maladie. Une application ne viendrait qu’en support de toutes ces mesures déjà prises. Le chiffre de 60 % résulte d’une forme de solutionnisme technologique pour lequel une app résoudrait à elle seule tous les problèmes. Cela n’a jamais été la stratégie d’aucun pays. Le gouvernement joue d’ailleurs la modestie sur la question :« J’insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une solution magique », a déclaré Cédric O devant les députés.
Les épidémiologistes d’Oxford ont mis récemment à jour leurs projections. Ils estiment qu’une application réduit à terme le nombre de décès, même à des taux d’utilisation faible. Selon ces chercheurs qui planchent sur l’application anglaise, un taux d’utilisation faible dans la population mais fort dans un réseau social donné (famille, amis, collègue) aura un effet protecteur pour ce réseau, empêchant la maladie d’y prospérer.
Et l’humain dans tout ça ?
« Le débat public est centré depuis un mois autour de cette app, et uniquement de cette app. Alors qu'en fait il ne s'agit que d'une brique, et d'une petite brique d'un dispositif qui comprend de nombreux volets. », explique Maurice Ronai, ex-membre de la CNIL (2014 à 2019). Le débat autour de StopCovid a tendance à occulter le fait que le principal dispositif de contact tracing est humain. Ce sont les fameuses « brigades » chargées de contacter les personnes infectées pour retracer leurs contacts.
Cédric O considère StopCovid comme« un complément utile du travail des brigades sanitaires dont la mission vitale d’identification des chaînes de transmission se heurte à des limites physiques dans les endroits densément fréquentés comme les transports en commun ».En somme, des professionnels de santé sont chargés de recueillir les contacts connus (famille, amis, collègues) et l’app viendrait en support pour repérer toutes les personnes anonymes dont le malade a été proche pendant 15 minutes.
Pour Maurice Ronai, le vif débat public autour de StopCovid pourrait avoir des effets délétères :« Les réticences du public envers cette app risquent d'affecter le dispositif humain qui se met en place par ailleurs et qui repose sur la confiance et la participation volontaire des personnes aux enquêtes. Les soupçons autour d'une app intrusive jette un doute sur tout le dispositif. »
« Le débat public tourne depuis un mois autour de StopCovid alors qu’en fait il ne s’agit que d’une petite brique dans un dispositif à nombreux volets », @mauriceronai ex-membre de la Commission nationale de l’information et des libertés (@CNIL) répond aux questions de #PICKS 👇 pic.twitter.com/3F4Je2neq7
— La Netscouade (@LaNetscouade) May 29, 2020
Est-ce que le dispositif marche à l’étranger ?
La France est loin d’être la seule à développer une application de traçage (voir infographie). Au vu des faibles taux d’utilisation dans les différents pays, il est encore trop tôt pour se prononcer sur l’efficacité du dispositif. D’autant que les applis rencontrent un (heureux) problème : la maladie a largement reculé dans de nombreux pays, ce qui complique la mesure de leur impact. En Australie, on ne recense plus qu’une quinzaine de nouveaux cas par jour. Malgré un taux d’utilisation de 20 %, l’appli COVIDsafe lancée il y a un mois n’a réussi à débusquer qu’un seul cas. La faute à un recul de l’épidémie ou à une technologie inefficace ? Difficile de trancher.
L’exemple de Singapour est souvent cité pour montrer que le dispositif ne fonctionne pas. L’appli avait été lancée le 20 mars mais n’avait pu empêcher Singapour de se confiner le 7 avril. Penser qu’une appli expérimentale puisse empêcher un confinement dans un délai aussi court relève d’une mauvaise compréhension de la situation. L’app était encore en phase d’apprentissage avec à peine 20 % de la population qui l’avait téléchargé, il aurait fallu atteindre au moins un mois pour apprécier ses effets. A Singapour, l’épidémie est repartie dans des foyers de travailleurs étrangers, vraisemblablement pas le public qui avait téléchargé l’app. Un épisode qui doit nous enseigner que l’attention aux publics précaires est une priorité pour maîtriser cette épidémie, et cela nécessite plus de moyens humains que numériques.
Il existe en revanche un pays qui a maintenant un peu de recul sur l’utilisation de son dispositif : l’Islande. Avec un taux de 38 % d’utilisation, l’app Rakning C-19, lancé début avril, déçoit les autorités sanitaires locales.« La technologie est plus ou moins ... hum je ne dirais pas inutile », déclare Gestur Pálmason, l’inspecteur de la police islandaise qui supervise le traçage.« Mais c'est l'intégration de l’app et du contact tracing humain qui donne des résultats. Je dirais que [Rakning] s'est avéré utile dans quelques cas, mais cela n'a pas été un game changer pour nous ».StopCovid sera-t-il ungame changer? Rendez-vous dans quelques mois pour en débattre.
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